15 - LE BAIN DE PLUMES
Pays Toraja
Région de Rantépao
Sulawesi – Indonésie
Pinocchio coupa la communication et le sidérophone qui flottait dans l’air s’effaça, remplacé par un minuscule nuage rose, très fragile, vite déchiré, bientôt évaporé.
Le valet d’Hortengul demeura perplexe, envahi par un sentiment bizarre : l’annonce de la mort du Bateleur ne l’enchantait pas. Au contraire, sans trop analyser pourquoi, il se rendait compte qu’elle l’attristait. Pour le décès de Li, c’était différent : voilà un pion comme un autre qui disparaissait, aussitôt remplacé par le suivant.
« Si l’on cherche bien, se dit-il, cela est absurde : le nouveau maillon, désormais, c’est Timbah… On n’en finira pas. »
Il se gratta les fesses, longuement, puis décida de porter la nouvelle au maître.
Vêtu d’un pantalon court, rouge et jaune, d’une chemise ample sur laquelle se lisait le numéro UN, coiffé d’une casquette américaine à longue visière dorée, Hortengul, les doigts prolongés de longs ongles métalliques, s’était fait servir un repas sur une table à très hauts pieds. Lui-même était juché sur une chaise cinq fois plus haute que la normale, et il avalait la nourriture en chantonnant.
— Prends l’échelle, nain pelé, glissa-t-il à l’adresse de Pinocchio. C’est ainsi que tu parviendras à mon altitude.
Pinocchio posa avec délicatesse le montant de l’échelle sur le bord de la table et commença l’ascension.
— Si tu renverses mon vin, cervelle de cire, le prévint Hortengul, je te fais déposer une braise dans la bouche, une autre dans le…
Le Président-Gouverneur n’eut pas le loisir d’achever sa menace : le bonnet d’âne que Pinocchio avait été contraint de porter, depuis une heure, pour défaut de mémoire, arrivait au-dessus du plateau de la table garnie.
— Pour une fois, reconnut Hortengul, tu n’as rien cassé ; en conséquence, et pour récompenser ton habileté, je t’autorise à te séparer de ce chapeau ridicule.
— Merci Maître, répondit Pinocchio.
Comme il s’empressait d’ôter la coiffe, il emporta le verre qui alla se fracasser sur le carrelage, trois ou quatre mètres plus bas.
— Remets ce chapeau sur ta tête, caviar de sottise, clama Hortengul.
Et du plat de la main, il le lui enfonça jusqu’aux oreilles.
— En plus tu copieras trois mille deux cents fois : « je suis un philtre d’angoisse, une éponge farineuse et… et… »
— Un masque de beurre, Maître.
— Quoi, un masque de beurre ?
— « Je suis un philtre d’angoisse, une éponge farineuse et un masque de beurre », voilà. Trois mille deux cents fois.
— Là, tu me la coupes, reconnut Hortengul ; pour la première fois de ta vie, tu me scies. Masque de beurre, c’est exactement ce que j’allais dire.
— Vous voyez que je ne suis pas si sot que cela, Maître. De plus, j’ai une excellente nouvelle à vous annoncer.
Hortengul détailla la tête de Pinocchio qui dépassait à peine la table, et opina.
— C’est un grand jour.
Il rapprocha de lui l’assiette couverte de petits oiseaux frits, en cueillit un par les pattes, le porta à sa bouche, croqua la tête, bec compris, avec lenteur et assurance. Pinocchio attendit qu’il ait avalé le reste et s’intéresse à nouveau à lui pour reprendre :
— Le Bateleur a été éliminé, Maître. Timbah me l’a appris lui-même.
Hortengul ne répondit pas. Il soupesa un nouvel oiseau, l’engloutit tout entier, l’avala sans recracher un os.
— Li a connu le même sort, continua, imperturbable, Pinocchio. Brûlé, lui aussi, dans l’incendie de sa propre maison.
Hortengul semblait n’avoir rien entendu ; il ne s’intéressait qu’à ce qu’il dévorait. Pinocchio commença à perdre contenance.
— Nous voilà bien débarrassés, hein ? demanda-t-il.
— Va me préparer un bain, ordonna Hortengul tout à trac.
— Un bain ? s’inquiéta le serviteur, désorienté. Un bain de quoi, Maître ?
— Un bain de rien pour l’instant, répondit Hortengul. Disons que je ne sais pas encore de quoi il sera fait, cette fois. Disons, que j’hésite. Alors, cours préparer une baignoire vide avec un décor de choix.
— Vide, votre Excellence, d’accord !
Pinocchio descendit les degrés lentement, ôta l’échelle, l’emporta, oubliant qu’Hortengul en aurait besoin pour quitter son perchoir.
— Où vas-tu, ainsi, sournoise asperge ?
— Mais, à la salle des bains, Sire, bégaya Pinocchio.
— Alors, tu n’as que faire de l’échelle, dent déchaussée ! Rapporte-là ici. Et vite.
Pinocchio déposa l’échelle contre la chaise, s’excusa, s’éloigna à reculons, sur la pointe des pieds.
Un moment plus tard, il se déshabillait pour imiter son maître qu’il devait conduire jusqu’à la baignoire. Il savait maintenant qu’Hortengul avait exigé un bain de plumes et sous quelle forme, aussi n’était-il pas rassuré, l’expérience des anguilles ayant laissé de cuisantes traces sur sa peau et dans son souvenir.
Quand Hortengul le vit nu, il lui demanda de tourner sur place. Pinocchio s’exécuta, un peu gauchement.
— Tu es encore beau, fripouille, reconnut le Président-Gouverneur, sincère. Continue à valser devant moi, orifice dénaturé…
— Ce n’est pas rigolo, hasarda Pinocchio sans cesser de pirouetter.
— Si, c’est bien, rabat-joie. Accélère ! Plus vite, plus vite encore !
— Je n’en peux plus, Maître, je vais m’effondrer si vous ne m’ordonnez pas d’arrêter.
— Tu t’arrêteras, essence de pitre, lorsque je serai fatigué de te voir t’emmêler les pattes. On dirait un insecte fou, une araignée qui aurait perdu le nord. Tu es en train d’égarer ton centre de gravité… Je te jure, on dirait une dinde folle !
— Je vais tomber, Maître.
— Voilà l’échappatoire : pars à la renverse, et nous verrons ce qu’il adviendra de toi.
Pinocchio tenta de se raccrocher au dossier d’une chaise, mais Hortengul la retira d’un geste preste. Le malheureux s’effondra, essoufflé.
— Fragile porcelet, grasseya Hortengul. Tu rajouteras deux mille lignes à ta dernière punition.
— Qu’écrirai-je, Maître ? s’enquit Pinocchio, les yeux battus.
— « Je suis aussi gai qu’une couronne mortuaire. » Deux mille fois.
— Entendu, soupira Pinocchio en se dressant.
Il se courba en avant, exécuta un large salut, invita de la main son bourreau :
— Le bain de son Altitude est prêt. Que son Altitude se donne la peine.
Hortengul s’appuya à son épaule, comme à son habitude, le contraignant à une démarche incertaine, en crabe.
Pinocchio poussa la porte du pied. La salle des bains apparut, vide.
— Vide ? hoqueta Hortengul. Comment ? Pas une tenture, pas une fleur, pas de musique ? Rien ?
— Rien, Maître, appuya Pinocchio. Murs nus, sols nus, plafond nu. Vous souhaitiez un bain hautement spirituel : le voilà. Digne des plus grands penseurs, ceux qui n’ont besoin de rien d’autre qu’eux-mêmes.
— Tu es sûr de cela ? minauda Hortengul en le regardant de travers.
— Certain, Maître. Au sommet du temple de Borobudur, souvenez-vous, la plus haute stupa était vide.
— Mouais, approuva Hortengul.
— Le vide, au top de la spiritualité, c’est le plein.
— Suffit, glapit Hortengul. Lâche-moi ici, et va chercher les plumes.
— Je ne vous aide pas à entrer dans la baignoire ?
— Quand on est plein, on se suffit à soi tout seul, esprit court ! Laisse ton maître, cette âme des hauteurs, planer à sa guise dans le vide qui, comme tu peux le voir, est d’une richesse à couper le souffle.
Pinocchio s’élança en quête d’un grand panier qu’il rapporta au moment où Hortengul s’étalait avec bruit au fond de la baignoire.
— Tout va bien, Maître ? demanda-t-il, apeuré.
— Les anges me portent, chenille bavarde. Au lieu de me corner aux oreilles, délivre le duvet vivant, couvres-en mon corps céleste.
Pinocchio chassa le couvercle de joncs tressés, libéra les poussins, qui, par centaines, déferlèrent en piaillant sur le Président-Gouverneur. Toutes ces plumes vives chatouillèrent Hortengul qui se mit à rire au point de s’étrangler. À force de se contorsionner, il écrasa un certain nombre de petits volatiles qui se transformèrent, sous lui, en un vilain tapis ensanglanté. Il retira une main gluante et rouge qui l’alerta.
— Me suis-je blessé ? s’enquit-il, pâle, tout à coup. Et puis, qu’est-ce que ceci ?
Il venait de remarquer plusieurs coulées brunes, peu appétissantes, sur son bras, sur son ventre.
— Toutes ces fientes ! Par les cornes d’un cocu, Pinocchio, reprends tes saletés ! On ne peut donc rien te confier, vipère maligne : ne savais-tu pas que ces bêtes, idiotes comme toi, se soulagent toutes les cinq minutes ? Avec la peur, toutes les trois secondes ? Foison lent, je te hais ! Va-t’en, éloigne-toi. Cours inviter le clown dont j’ai besoin pour le transfert !
Pinocchio quitta la pièce en courant.
— Le vide, grogna Hortengul en étouffant un poussin dans le creux de sa main, tu parles d’une connerie !